Proposition de Loi 28.04.2000, n. 2-419/1



Proposition de loi relative au harcèlement moral par la dégradation délibérée des conditions de travail

2-419/1 2-419/1

SÉNAT DE BELGIQUE

SESSION DE 1999-2000

28 AVRIL 2000

Proposition de loi relative au harcèlement moral par la dégradation délibérée des conditions
de travail

(Déposée par M. Philippe Mahoux et Mme Myriam Vanlerberghe)

DÉVELOPPEMENTS

La violence au travail est une réalité quotidienne pour des millions de travailleurs. Qu'elle soit physique ou psychologique, elle se généralise. Elle touche toutes les catégories professionnelles.
Dans un récent rapport, le BIT (Bureau international du travail) constate que certains lieux de travail et certaines professions sont devenus dangereux et que les femmes sont plus particulièrement visées.
La violence sur le lieu de travail peut être définie comme un comportement intentionnellement destructif de personnes étrangères à l'entreprise ou faisant partie du personnel, comportement orienté vers un ou plusieurs travailleurs. Dans certaines circonstances, ce comportement peut entraîner des dommages au bien-être (santé et sécurité).
Parmi les types spécifiques de violences sur le lieu de travail, on parle de plus en plus souvent du « mobbing ». Le « mobbing », c'est l'effet de meute (en anglais mob = foule). En Belgique et dans d'autres pays, on désigne habituellement par mobbing tout ce qui est harcèlement moral sur le lieu de travail même s'il n'y a pas nécessairement effet de meute.
Une première définition du « mobbing », axée sur ses conséquences néfastes, a été utilisée par Leymann durant les années 80 : « les comportements hostiles sur le lieu de travail qui amènent à la stigmatisation systématique d'un individu, le déni de ses droits, jusqu'à son éviction complète du marché du travail. C'est une attitude visant à priver de toutes ses possibilités professionnelles et sociales une victime désignée ».
Une seconde définition porte davantage sur les types de comportements à l'oeuvre dans le mobbing : « toute conduite abusive se manifestant par des comportements, des paroles, des actes, des gestes, des écrits unilatéraux, de nature à porter atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l'intégrité psychique d'une personne, à mettre en péril son emploi ou à dégrader le climat de travail ».
Le phénomène n'est pas nouveau mais on en parle plus aujourd'hui. Le livre publié par Marie-France Hirigoyen et plusieurs dossiers dans la presse ne sont pas étrangers à cette mise en lumière du phénomène.
Une enquête conduite en 1996 par l'OIT auprès de 15 800 personnes dans les États membres de l'Union européenne révélait que 4 % des travailleurs (6 millions) avaient été victimes de violences physiques au cours de l'année écoulée, 2 % (3 millions) avaient subi un harcèlement sexuel et 8 % (12 millions) avaient enduré des actes d'intimidation et de brimades.
Récemment, un grand magazine français présentait un dossier relatif à la problématique du harcèlement moral au travail. Il mettait en évidence qu'aujourd'hui quelques écrivains, sociologues et cinéastes réalisent à quel point la fulgurante mutation du travail de ces dernières années a pu produire des situations dégradantes que l'on avait l'habitude d'attribuer à la fatalité.
Le « harcèlement moral au travail » est aujourd'hui reconnu comme une réalité. Il a d'ailleurs été constaté que certains magistrats utilisent cette expression dans leurs décisions.
En France, la justice a déjà appliqué la notion de harcèlement moral au travail dans des situations extrêmes. En effet, la sécurité sociale a été amenée à prendre en charge au titre d'accident du travail la tentative de suicide d'une travailleuse dans les Vosges, victime de harcèlement moral. La victime, paraplégique à la suite d'une tentative de suicide en août 1996, avait sauté d'une fenêtre du troisième étage d'un établissement scolaire privé, suite aux pressions de sa chef de service.
En France toujours, le député Georges Hage a déposé une proposition de loi sur ce thème à l'Assemblée nationale, le 15 décembre dernier.
Cette proposition répond à une évolution incontestable : de plus en plus de médecins du travail sont amenés à délivrer des certificats couvrant « une inaptitude au travail pour harcèlement ».
Par ailleurs, la Commission consultative des droits de l'homme devrait pour sa part prononcer sous peu un avis en la matière.
L'exemple français n'est pas unique. L'expérience suédoise est très bien décrite dans une enquête relative au harcèlement moral menée récemment par le Nouvel Observateur : « ... en Suède, dès 1977, la notion de harcèlement moral fut en effet incluse dans une loi sur les conditions de travail.
Pour la première fois, étaient prises en compte les « blessures » à caractère psychologique. Toujours en vigueur, le texte comporte cependant des restrictions. Il exclut notamment « les blessures de nature psychique ou psychosomatique faisant suite à une fermeture d'entreprise, à un litige professionnel, à une sous-évaluation du travail à fournir par l'assuré, à un malaise lié à sa mission professionnelle ou à ses collègues. »
C'est en 1994 que la loi a été complétée par un décret spécifique. « Par harcèlement, on entend les actions répétées et répréhensibles ou nettement négatives qui sont dirigées contre des employés d'une manière offensante et qui peuvent conduire à leur mise à l'écart de la communauté sur leur lieu de travail. »
En Suède, l'accent est mis sur la prévention, et la législation prévoit l'instauration de systèmes d'alerte de tout indice laissant à penser qu'un employé est victime de harcèlement ou est sur le point de l'être. Dans ce cas, la personne visée doit « recevoir rapidement de l'aide » et des mesures doivent être adoptées au plus vite par l'employeur. Cela se passe sous le contrôle de l'inspection du travail qui peut administrer des amendes importantes après un avertissement. La victime peut également poursuivre son employeur en justice pour tenter d'obtenir des dommages et intérêts ...
Ce phénomène se manifeste sous des formes diverses, par des attitudes, des brimades, des pressions, des vexations, des refus de communication, soit tout un ensemble de comportements diversifiés qui peuvent a priori paraître anodins, mais que leur répétition injustifiée rend condamnable au regard de la dignité humaine.
Le phénomène ne peut être banalisé. La victime peut être finalement atteinte de pathologies multiples. La peur de perdre son travail amène parfois le salarié à endurer des situations pénibles pendant une période relativement longue, pouvant conduire au suicide.
Cette pratique condamnable est utilisée également par certains comme alternative pernicieuse au licenciement : amener le travailleur à démissionner permet en effet à l'employeur d'éviter le recours à une procédure de licenciement contraignante et parfois coûteuse.
Dans notre pays, en matière de harcèlement, on constate une faiblesse des moyens juridiques mis à notre disposition. Le seul article de loi auquel on puisse se référer est l'article 442bis du Code pénal (loi du 30 octobre 1998 Moniteur belge du 17 décembre 1998). Celui-ci pourra être invoqué à l'égard d'un auteur de harcèlement au travail. Certes, il s'agit de droit pénal commun, et la règle ne permet guère d'incriminer que le harceleur direct, sans que la passivité de l'employeur puisse être mise en cause. Cette disposition peut s'avérer utile si les faits, qui trouvent leur source dans les relations du travail, se commettent hors de l'entreprise.
Cependant, puisque la violence nuit à la fonctionnalité du lieu de travail, les mesures visant à l'éliminer font partie intégrante de l'organisation d'une entreprise saine. C'est pourquoi, nous proposons de modifier la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail, en y insérant des dispositions visant à amener tous les employeurs à prévenir les cas de harcèlement moral dénoncés aujourd'hui par les victimes.
Afin de circonscrire le harcèlement moral au travail, nous retiendrons la définition de la proposition récemment déposée à l'Assemblée nationale française : « un harcèlement par la dégradation délibérée des conditions de travail ».
L'accent est mis sur la prévention puisque l'employeur est amené à prendre toutes les mesures utiles pour prévenir le harcèlement moral au sein de son entreprise.
Dans ce cadre, toute personne justifiant d'un intérêt peut s'adresser au tribunal du travail afin de faire appliquer la loi. Particularité : si les faits allégués permettent de présumer l'existence de harcèlement moral, c'est l'employeur qui doit établir la preuve qu'il n'y a pas eu manquement à ces dispositions.
D'autre part, les dispositions pénales prévues par la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail sont applicables en cas d'inobservation des obligations visant à prévenir le harcèlement moral.
Enfin, le règlement de travail doit contenir l'indication des mesures prises pour prévenir tout harcèlement moral.

Philippe MAHOUX.
Myriam VANLERBERGHE.

Commentaire des articles

Article 2
L'article 4 de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail autorise le Roi à imposer certaines mesures pour assurer le bien-être des travailleurs. Il indique dans quels domaines ces mesures pevent être prises. L'objet de l'article 2 est d'ajouter à la liste de ces champs d'action celui de la lutte contre le harcèlement, permettant ainsi au Roi d'imposer des mesures dans ce domaine.

Article 3

L'article 5 de la loi du 4 août 1996 prescrit à l'employeur de prendre les mesures nécessaires afin de promouvoir le bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail, en lui imposant des principes généraux de prévention. L'objet du présent article est d'imposer comme principe général la lutte contre le harcèlement moral.

Article 4

La loi du 4 août 1996 prévoit un recours devant le tribunal du travail pour trancher tout différend relatif à son application et à celle de ses arrêtés d'exécution. Cet article a pour objet de permettre au juge de se prononcer sur le respect des nouvelles dispositions introduites par la proposition. Il prévoit un déplacement de la charge de la preuve : si une personne établit des faits permettant de présumer qu'il y a harcèlement moral au sein de l'entreprise, c'est l'employeur qui doit prouver qu'il n'y a pas violation de la loi. On reprend là un mécanisme prévu par la loi du 7 mai 1999 sur l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne les conditions de travail, l'accès à l'emploi et aux possibilités de promotion, l'accès à une profession indépendante et les régimes complémentaires de sécurité sociale, en son article 19.

Article 5

Cet article vise à introduire une précision dans la loi de 1996 qui tienne compte de l'introduction dans le Code pénal d'un délit de harcèlement en 1998 (article 442bis). On précise donc que les dispositions pénales sanctionnant l'inobservation de la loi de 1996 sont applicables sans préjudice de cette nouvelle disposition de portée générale.

Article 6

On prévoit ici que les employeurs qui doivent établir un règlement de travail en application de l'article 4 de la loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail sont obligés de mentionner dans ce règlement les mesures prises par l'entreprise pour prévenir tout harcèlement moral. Il s'agit là du même mécanisme que celui imposé par l'arrêté royal du 18 septembre 1992 organisant la protection des travailleurs contre le harcèlement sexuel sur les lieux du travail. Nous proposonsd'ailleurs, à l'occasion, d'introduire l'obligation prévue par l'arrêté royal dans la loi.

PROPOSITION DE LOI

Article 1er

La présente loi règle une matière visée à l'article 78 de la Constitution.

Art. 2

L'article 4, § 1er, alinéa 2, de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l'exécution de leur travail est complété comme suit : « 8º les mesures prises par l'entreprise pour prévenir tout harcèlement moral par la dégradation délibérée des conditions de travail. Il faut entendre par harcèlement moral, toute conduite abusive et répétée se manifestant notamment par des comportements, des paroles, des actes, des gestes, des écrits unilatéraux, qui portent atteinte, de manière intentionnelle, à la personnalité, à la dignité ou à l'intégrité psychique d'une personne, qui mettent en péril son emploi ou qui dégradent le climat de travail. »

Art. 3

L'article 5, § 1er, alinéa 2, de la même loi est complété comme suit : « 1) prendre toutes dispositions nécessaires en vue de prévenir tout harcèlement moral par la dégradation délibérée des conditions de travail, tel que défini à l'article 4, § 1er, alinéa 2, 8º. »

Art. 4

Un article 79bis, rédigé comme suit, est inséré dans la même loi : « Art. 79bis. Toute personne qui justifie d'un intérêt peut introduire, auprès des tribunaux du travail une action tendant à faire appliquer l'article 5, § 1er, alinéa 2, 1), de la présente loi. Quand cette personne établit devant cette juridiction des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement moral par la dégradation délibérée des conditions de travail, tel que défini à l'article 4, § 1er, alinéa 2, 8º, la charge de la preuve qu'il n'y a pas eu manquement à la disposition précitée appartient à la partie adverse. L'alinéa précédent ne s'applique pas aux procédures pénales et ne fait pas obstacle à d'autres dispositions légales plus favorables en matière de charge de la preuve. »

Art. 5

À l'article 81, alinéa 1, de la même loi, les termes « de la présente loi et de l'article 442bis du Code pénal, « sont insérés entre les termes « 87 » et « sont punis ».

Art. 6

L'article 6 de la loi du 8 avril 1965 instituant les règlements de travail est complété comme suit : « 16º les mesures arrêtées pour protéger les travailleurs contre le harcèlement sexuel sur les lieux de travail;
17º les mesures prises pour prévenir tout harcèlement moral au sein de l'entreprise. »

Philippe MAHOUX.
Myriam VANLERBERGHE.